Le déni.

Le plus difficile, probablement pour les proches de malades d’addiction, c’est d’accepter le mensonge, le : »non j’ai rien bu », du conjoint qui ne marche pas droit et qui sent l’alcool à 20 mètres, le « je reviens du travail » alors que l’employeur vient d’appeler parce qu’il s’inquiète d’être sans nouvelles de votre proche depuis plusieurs jours.

Nous les addicts, nous sommes des comédiens hors pair, des stratèges, des génies du mensonge. Et on va pousser ce talent jusqu’aux limites de la crédibilité et de votre crédulité, parce que personne de sensé ne peut imaginer un tel niveau de dissimulation.

On peut nous juger sur ses comportements : »menteur, je ne peux pas te faire confiance », « je ne te crois pas », « je ne te crois plus ». Et vous avez raison, on ne doit jamais croire un addict, en tout cas lorsqu’il est sous l’influence du produit ou dans son addiction au comportement.

Mais ne plus le croire n’implique pas de le juger. Votre proche ne veut pas sciemment, ne veut pas consciemment mentir ou cacher. C’est la part malade de son cerveau qui va le conduire à le faire et à le faire parfois malgré lui, contre lui.

Prenons l’exemple du cancer. C’est quoi un cancer ? Ce sont des cellules saines dans votre organisme qui sont là pour vous permettre de vivre normalement et qui se transforment en cellules agressives qui cherchent à vous tuer. Et bien le déni c’est un peu pareil : le cerveau d’un addict veut deux choses, ou plus précisément il refuse une chose et il en veut une autre. Ce qu’il refuse tout d’abord c’est l’image qui est associée à l’addiction. Si on vous demande des synonymes d’alcoolique, vous allez répondre : pochtron, ivrogne, sac à gnole, etc.. Un drogué c’est un camé ou un toxico; un addict au jeu c’est un pauvre mec qui a ruiné sa famille.

Dans tous les cas ce n’est pas beau. L’image est dégradante et pour les femmes c’est encore pire : c’est une mauvaise mère, c’est une épave, c’est une salope etc… Et donc personne ne veut être associé à ces images. Par protection, par instinct de survie peut-être, il y a donc une partie du cerveau d’un addict qui refuse tellement d’être associé à ces images, à ces représentations qu’elle va nous pousser à rejeter la réalité et donc à mentir.

Ça c’est pour la partie saine. La partie malsaine, l’équivalent des cellules cancéreuses qui sont là pour nous abattre, est beaucoup plus vicieuse, beaucoup plus sournoise.
Une addiction ne se soigne qu’à deux conditions : la première c’est d’admettre qu’on est impuissant face au produit ou au comportement et ça ça nécessite humblement d’accepter sa faiblesse, sa fragilité, sa maladie. La deuxième consiste, par conséquent, à demander de l’aide et en parler. Et donc la partie malade de notre cerveau a bien compris ça. Du coup elle va essayer de vous laisser croire que vous pouvez vous battre seul et que vous n’avez pas besoin d’aide et pas besoin d’en parler.Et elle va aller plus loin, elle va vous empêcher de demander de l’aide, elle va vous empêcher d’en parler.

Je gère. Ok j’ai bu aujourd’hui mais j’arrêterai demain. A quoi bon en parler ? Je gère et demain c’est fini. En parler c’est avouer, c’est répondre à des questions auxquelles on n’a pas envie de répondre : Combien ? Quand ? Avec qui ? Mais t’as conduit après ? Des questions qui sont potentiellement culpabilisantes et que j’ai pas envie de traiter puisque demain j’arrête et je gère. Sauf que demain, plus demain, plus demain, ça construit des mois et des années où finalement je ne gère absolument rien.

Et puis comme cette partie malade  est sacrément sournoise, elle va nous inventer des scénarios auxquels on va croire nous-mêmes. Un jour je prépare le déjeuner et je décide de changer le menu. Il y a un lapin au congélateur et j’ai envie de préparer un lapin à la moutarde. Sauf qu’on n’a plus de moutarde. Je prends ma voiture, je vais au supermarché acheter de la moutarde et je me retrouve face au rayon des bières. J’ai eu la chance d’en rire et de prendre conscience que mon cerveau avait construit toute sa stratégie juste pour m’amener devant le rayon des bières.

Lors d’une formation, une femme médecin du travail nous raconte qu’elle voit en consultation un salarié qui passe une visite pour reprendre son poste après de gros soucis médicaux liés à sa consommation d’alcool. Elle lui demande « vous ne buvez plus rien ? ». Il répond « non, j’ai compris avec ce qui m’est arrivé ». Elle creuse un peu, elle dit « mais plus jamais de vin ? ». Il répond « non », « plus jamais de bière ». « Ah si, peut-être deux le midi, deux à quatre heures et deux le soir ».Et là elle lui répond « mais monsieur, vous vous rendez compte que vous risquez d’en mourir ? ». Et lui, surpris, rétorque « bah oui mais on m’a dit que la bière c’était bon pour les cheveux et les ongles ».

Dans les deux exemples que je viens de donner, notre cerveau d’addict nous ment à nous-mêmes pour maintenir la consommation et pour surtout qu’on n’en parle jamais.

Parce qu’en parler, c’est empêcher cette partie malade, cette partie destructrice, cette partie folle de se développer. Et donc, comme si on était hypnotisé, comme si une autre partie de nous prenait le contrôle, on va développer des stratégies pour consommer et pour entretenir une espèce de deuxième vie cachée qui s’entretient justement parce qu’elle est cachée.

Alors pour les proches, c’est un enfer. Ma femme qui trouve deux canettes de bière derrière la pile de vêtements et qui me demande ce qu’elles font là et moi qui répond « je ne sais pas » à 50 ans à l’époque, après 25 ans de mariage, en étant cadre, en étant un entrepreneur, a priori un minimum intelligent et qui nie devant l’évidence. Ca ferait rire de la part d’un enfant mais là, vraiment ça n’a rien de drôle. Comprendre que c’est une autre partie de celle ou celui qu’on aime qui a pris le contrôle, lâcher prise, attendre que la vraie personne revienne sont les seules solutions pour les proches qui veulent rester et qui veulent aider.

L’autre solution c’est de fuir pour se protéger et peut-être créer un déclic chez le malade. En tout cas c’est ce qui est probablement le plus dur à vivre. J’ai essayé de l’expliquer vu de l’intérieur mais je vous comprends, j’imagine à quel point pour les autres, pour ses proches, ça, ça doit être difficile.

Une façon de contourner un peu ce déni mais c’est pas forcément évident, c’est d’en parler en dehors de la prise de produit. Si un soir votre votre proche, votre conjoint, votre enfant, votre parent n’est visiblement pas dans son état normal, qu’il est alcoolisé, ça ne sert à rien et vous le savez bien d’échanger à ce moment là avec lui.

Par contre le lendemain matin, vous pouvez lui dire avec bienveillance : »écoute mon chéri, ma chérie, hier j’ai vu que tu n’allais pas bien, je m’inquiète pour toi ». « Dis-moi ce qui se passe, moi je pense que tu as probablement un problème d’addiction et peut-être que ce serait intéressant que tu te fasses accompagner et que tu te fasses soigner ».

Je ne suis pas sûr que ça marche du premier coup, par contre l’avantage c’est que d’avoir ces échanges et cette discussion en dehors des moments où le cerveau dysfonctionne sous l’influence des produits, c’est vous donner de meilleures chances et c’est lui donner de meilleures chances de s’en sortir.

Bonne continuation, bon courage.